Dessin par Pieter De Poortere |
Les 50 ans du Centre Belge de la Bande Dessinée en trois étapes
"Les musées changent parce que les publics évoluent, que la société se transforme, que les technologies bouleversent les pratiques, que le savoir et le savoir-faire s’enrichissent. La reconnaissance de ce dynamisme des disciplines et des sociétés implique un questionnement permanent de nos objectifs, de nos attentes et de nos réalisations.
Notre volonté d’être pertinent nous oblige donc à être attentif et évolutif. (…)
Nous enrichissons nos pratiques par la confrontation avec d’autres manières de dire et de faire."
Notre volonté d’être pertinent nous oblige donc à être attentif et évolutif. (…)
Nous enrichissons nos pratiques par la confrontation avec d’autres manières de dire et de faire."
Michel Côté,
Directeur général du Musée de la Civilisation, QC, 2014.
Directeur général du Musée de la Civilisation, QC, 2014.
Photo Daniel Fouss (c) CBBD |
1989
"Cette année-là, il s’était vendu moins de 500 albums différents en langue française sous une belle couverture cartonnée. Bien que s’adressant à des publics différents, on parlait de bande dessinée « tous publics ». Le genre était qualifié de « franco-belge » puisqu’issu, pour l’essentiel, des magazines Spirou, Tintin et Pilote. Avec le mensuel (A Suivre), les limites de la catégorie commençaient à craquer. La bande dessinée flamande était, sur le marché européen, la reine du family-strip. Prépubliée dans la presse flamande et parfois hollandaise, très populaire, ses quelques séries-phare faisaient l’objet d’une production intense et bon marché, en albums souples et minces.
Les grandes maisons d’édition se battaient pour leur indépendance et le marché des planches originales était balbutiant. Pourtant, l’avenir frappait à la porte… laquelle n’allait pas résister aux mangas venus du Japon pas davantage qu’à un courant plus artistique – né dans les écoles – qu’on appela bientôt « BD indépendante ». Malgré tout, c’est encore la Belgique qui comptait – en Europe – le plus grand nombre de créateurs de BD au kilomètre carré.Cette année-là, chez les amateurs d’art, l’Art Nouveau n’avait pas encore rattrapé le temps perdu, celui du mépris pour l’Art Nouille. En Belgique, quelques fous – dont les fondateurs du Centre Belge de la Bande Dessinée, Jean Breydel et Guy Dessicy – s’échinaient à en faire reconnaître la richesse et l’audace. Ils étaient encouragés notamment par quelques auteurs de BD issus des nouvelles générations, au premier plan desquels François Schuiten ou Frank Pé.
Cette année-là, les amateurs de musées et les amateurs de bande dessinée n’avaient pas d’autre choix que de consulter les guides, de lire la presse écrite ou audiovisuelle pour entendre parler du Centre Belge de la Bande Dessinée. L’image de Bruxelles était, pour les touristes potentiels, celle d’une capitale européenne d’où proviennent les mauvaises nouvelles. On la fréquente pour le travail. Pas pour les loisirs. Les compagnies low-cost étaient encore embryonnaires et le TGV vers Bruxelles n’était nulle part.
Photo Daniel Fouss (c) CBBD |
Cette année-là, plus de 5 000 albums – y compris plus de 20% de mangas et autres productions coréennes et chinoises – inondent le marché francophone. Le genre franco-belge fait encore les belles heures des éditeurs et des auteurs mais, à côté de lui, de l’ouvrage de luxe au roman graphique, l’offre de lecture s’est considérablement enrichie. La bande dessinée flamande a largement fait la place à des créateurs originaux, publiant dans des formats différents. Pour les auteurs, de plus en plus nombreux et répartis sur tout le territoire européen, les temps ne sont pourtant pas faciles. Le tirage moyen d’un album ne dépasse pas six mille exemplaires. Un second métier… ou un conjoint exemplaire ( !) est le bienvenu.
Phénomène longtemps cantonné à la Belgique, les écoles de BD se sont multipliées en Europe. Les grands éditeurs ont fait l’objet de regroupements ou de rachats. Ils sont rejoints par d’autres structures, plus spécialisées. Le cinéma européen s’intéresse de plus en plus aux scénarios de BD. Les jeunes auteurs publient leurs travaux sur des blogs dessinés. Leur premier objectif est parfois de mettre leur talent en vitrine, parfois de s’exprimer librement, tout simplement, en utilisant un langage qu’ils apprécient. Depuis peu, on décline le vocable « réalité augmentée » à toutes les sauces, surtout en songeant aux perspectives offertes par les écrans tactiles des tablettes numériques.
Parallèlement, la bande dessinée est devenue un genre artistique à part entière. Des planches originales sont mises aux enchères ou vendues de la main à la main, entre auteurs et collectionneurs. Sur le marché de l’art, une poignée de grands dessinateurs crée des oeuvres originales sans qu’il soit question de les publier. A côté d’eux, d’autres – pas moins talentueux - ne produisent plus qu’à partir de tablettes graphiques. La place de l’ordinateur est devenue essentielle dans le studio de l’auteur : un outil de documentation, de coloriage, de lettrage, de mise en scène ou, tout à la fois, de création. Sans oublier la communication. Les auteurs d’aujourd’hui sont toujours en contact avec leurs confrères ou leurs éditeurs, où qu’ils aient choisi de vivre.
Cette année-là, l’Art Nouveau n’est plus une source de moquerie. Il inspire les créateurs et fait l’objet d’un respect unanime. Les amateurs de musées font leur marché sur internet, préparent leurs circuits sur Google Maps et communiquent leurs enthousiasmes ou leurs déceptions dans les réseaux sociaux. Dans toutes les langues du monde, pour un musée, le bluff est interdit. Les équipes du CBBD sont, elles aussi, actives sur les réseaux sociaux. Et plusieurs opérations successives avec Google permettent dorénavant de découvrir les espaces intérieurs du CBBD avec StreetView. La démocratisation des moyens de transport – avion et train – draine un public de plus en plus nombreux vers Bruxelles, destination gourmande, dont l’offre, en termes de loisirs culturels, s’étoffe et de professionnalise.
Photo Daniel Fouss (c) CBBD |
Cette année-là, on ne parlera peut-être plus avec les mêmes mots de ce mode d’expression artistique qu’est la bande dessinée. Les planches originales des grands auteurs du XXe siècle sont dans des coffres mais il arrive encore de trouver quelques trésors d’auteurs de BD talentueux moins connus. Certains collectionnent maintenant les fichiers garantis d’éditeur comme jadis, leurs pères avaient amassé des milliers de fichiers MP3 sur des disques durs, avant de découvrir la musique en réseau. Les oeuvres BD publiées ont suivi le même chemin que les autres catégories de livres. Conservées dans de grandes bibliothèques parfois associées à des musées, c’est néanmoins sur des écrans tactiles qu’elles sont lues le plus souvent. Du doigt, en furetant çà et là, on guide ses humeurs sur des écrans courbes de belle dimension. La cyberBD permet de connecter les récits entre eux mais s’agit-il encore de constructions en séquences découpées qui enthousiasmaient nos pères en nourrissant leur capacité à imaginer ?
Est-ce là le Dixième Art ? C’est ainsi que depuis 25 ans, chez quelques esprits qu’excite toujours le mariage du modernisme et de la créativité, on désignait l’art du numérique.
Pour quelle raison les amateurs du genre auront-ils envie de se rendre au Musée et d’en découvrir les expositions et les collections ? Après tout, déjà par le passé, le véritable musée de la bande dessinée n’était-il pas dans leur bibliothèque ? Dans le seul endroit où leur propre imaginaire avait nourri la bande-son et les blancs ménagés par les auteurs de BD ? La voix des personnages, le mouvement, le froid ou la chaleur, le bruit et les odeurs contenus dans une oeuvre réussie – de celles qu’on conserve – n’appartient qu’au lecteur. La bande dessinée est avant tout l’art de l’ellipse.
Comment les visiteurs potentiels découvriront l’existence de ce lieu de mémoire et de création ? Ce ne sera sans doute pas qu’une affaire d’outils de communication adéquats. Prolongeant ce qui est entamé depuis plusieurs décennies, le grand musée devra sans doute cultiver sa présence dans les réseaux fréquentés par le futur visiteur. On dépense rarement – et on se dépense encore moins – pour atteindre quelque chose dont on ignore tout.
Le grand musée consacré à la bande dessinée saura-t-il trouver son chemin à travers ces cinquante ans ? Sera-t-il un simple – mais respectable !- outil de mémoire, valorisant un patrimoine embusqué dans le coffre-fort des marchands d’art et des collectionneurs et dans ces innombrables histoires imprimées à la gloire des héros de papier du XXe siècle ?
Ou saura-t-il être, à sa manière, un Musée de la Civilisation accompagnant les évolutions de cet art populaire jusque dans la création contemporaine de cette année 2039 ?
Jean Auquier,
Directeur général
Centre Belge de la Bande Dessinée-Museum Brussels
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