Pourquoi vous êtes si interessé par la révolution tunisinenne?
Je suis né à Tunis où j’ai vécu mon enfance, d’origine tunisienne par ma mère, italienne et maltaise par mon père (Borg est un nom répandu à Malte). À ma naissance, la Tunisie avait déjà acquis son indépendance depuis quelques années et était présidée par Habib
Bourguiba, le despote éclairé, régulièrement réélu avec des scores avoisinant les 99%, pourchassant, emprisonnant et torturant ses opposants politiques, bâillonnant la presse… Ben Ali a en grande partie poursuivi la recette de son prédécesseur Bourguiba… en lui
ajoutant une grosse dose de corruption et de détournement de bien publics, aidé en cela par le clan de sa femme, les Trabelsi.
Comment vous avez eu l`idée de la bande dessinée “Sidi Bouzid Kids”?
J’étais à Tunis fin 2010 invité par le producers’ network des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) pour un projet de documentaire de macompagne Kaouther Ben Hania, un film produit par notre société Who’z Prod. C’était un mois et demi avant l’immolation de Mohamed Bouazizi. Vraiment rien ne laissait présager ce qui allait se passer. Les portraits de Ben Ali étaient partout, la police omniprésente, comme à l’accoutumée. Les Tunisiens s’y étaient habitués. Je me souviens, il y avait à ce moment à Tunis un congrès de l’Organisation de la Femme Arabe présidé en grandes pompes par Leila Ben Ali, et qui laissait clairement entrevoir les ambitions politiques de la première
dame de Tunisie… Encore plus de raisons pour être pessimiste sur l’avenir du pays. Déjà, la perspective des élections présidentielles de 2014 n’était pas réjouissante car Ben Ali s’apprêtait à se représenter pour un sixième mandat consécutif, contrairement à ce qu’il avait promis et à ce que permettait la constitution qui limitait à 75 ans l’âge d’un possible candidat à la présidence. En août 2010, un appel de 65 personnalités tunisiennes était lancé exhortant Ben Ali à se représenter, et à modifier en conséquence la constitution…
Facebook était une bouffée d’oxygène pour les Tunisiens, les langues s’y déliaient avec beaucoup d’humour, comme avec les caricatures impitoyables du dessinateur satirique Z qui sévissait sur la toile depuis quelques années déjà. J’avais également écouté sur Facebook le rappeur « El General » qui attaquait directement à Ben Ali dans ses textes (notamment « Raïs lebled », en novembre 2010). Il y avait donc l’expression d’un ras-le-bol, mais c’était très ponctuel, comme des exceptions qui confirmaient la règle, celle du silence des masses….
J’ai suivi de très près les événements qui ont suivi le 17 décembre 2010, jour de l’immolation de Bouazizi à Sidi Bouzid, par mes attaches personnelles à ce pays, et encore plus par celles de ma compagne qui est elle-même native de Sidi Bouzid, cette petite ville oubliée de la Tunisie profonde, qui passera à la postérité comme le berceau du printemps arabe.
J’ai commencé à conserver les photos et toutes les petits vidéos postées sur le Net, filmées avec des téléphones portables, montrant les premières manifestations à Sidi Bouzid, puis à Kasserine, les exactions policières, les snipers… J’avais sans doute dans l’idée un projet à partir de ça, mais c’était très vague : documentaire, film de fiction, BD… ? La question ne se posait pas vraiment. J’archivais de toute façon, pour constituer un corpus de témoignages, craignant que ces vidéos ne soient rapidement censurées par le pouvoir et disparaissent à jamais.
Peu à peu la révolte s’amplifiait et le régime découvrait de plus en plus son vrai visage, celui que ne voulaient pas voir les politiciens français, de Frédéric Mitterrand à Michelle Alliot-Marie, celui d’une dictature barbare. Avec Kaouther et de nombreux amis tunisiens, nous avons suivi les événements 24h sur 24, sur Facebook relayé par les chaînes satellitaires comme Al Jazeera mais aussi sur la télé nationale tunisienne (TV7) avec les discours de Ben Ali et sa propagande éhontée relayée par des journalistes aux ordres. Le 14 janvier a été une journée incroyable. Voir cette foule de Tunisiens, hommes, femmes, enfants, vieillards, avocats en robes… amassés devant le ministère de
l’Intérieur à crier à Ben Ali « Dégage ! », était complètement surréaliste. Il faut savoir qu’habituellement, il était interdit de marcher sur le trottoir devant le bâtiment du ministère avenue Bourguiba, il fallait traverser pour passer sur le trottoir d’en face !
La fuite de Ben Ali le 14 janvier était digne des scénarios les plus fous, comme la cerise sur un gâteau déjà grandiose ! J’avais donc là toute la matière à un film ou un album de BD, à la fois une palette d’événements incroyables s’enchaînant à un rythme fou et de larges zones d’ombre permettant à l’imagination de prendre le relais. J’ai écrit très vite une première version de l’histoire, que j’ai affinée dans les semaines qui ont suivi, améliorant la narration et corrigeant certaines parties à la lumière de nouvelles révélations journalistiques ou judiciaires. Dans cette période très passionnelle, les rumeurs vont vite
et se contredisent sans cesse, il faut donc croiser le maximum de s ources pour arriver à y voir plus clair…
Alex Talambă et Eric Borg au Salon du livre, Paris, mars 2012 |
Pourquoi vous avez choisi Alex Talamba, un dessinateur roumain, pour mettre en dessins votre scénario?
Parallèlement je me suis mis à la recherche d’un dessinateur qui pouvait se mettre immédiatement au travail. Le festival d’Angoulême est toujours l’occasion pour moi de dénicher de nouveaux talents. C’est donc à Angoulême que je me suis mis en quête et c’est complètement par hasard que je suis tombé sur des planches d’Alex Talamba. Au
cours d’un dîner de l’équipe ZOO (magazine de BD que j’avais fondé en 2005 et qui a été repris par Olivier Thierry en 2007) j’entendis parler d’une compilation de jeunes auteurs roumains qui était proposée dans la bulle du Nouveau Monde : « the book of George » et décidai de me la procurer. Une vingtaine d’auteurs y étaient présentés, chacun avait dessiné une petite histoire. A première vue, rien ne convenait, sauf
quand je suis tombé sur les planches d’Alex. C’était exactement ça ! Un coup de crayon extraordinaire, suffisamment réaliste tout en étant très dynamique et très expressif, avec une maîtrise incroyable du noir et blanc qui me faisait penser à Milton Canniff. J’avais travaillé sur mon précédent album (Rocher Rouge) avec un excellent dessinateur (Michaël Sanlaville) ce qui m’avait rendu assez exigeant. Cette fois-ci je cherchais quelqu’un qui ait un style un peu plus réaliste que Michaël, moins « comique », mais avec tout autant d’expressivité.
Et avec Alex, c’était exactement ça !
Alex Talambă et Eric Borg au Salon du livre, Paris, mars 2012 |
Comment vous l`avez contacté et comment vous travaillez avec lui?
Je l’ai contacté par mail à mon retour d’Angoulême, par chance il parlait parfaitement l’anglais. Je lui ai demandé de m’envoyer d’autres dessins qui m’ont confirmé dans mon envie de travailler avec lui sur ce projet (notamment sa manière de représenter la foule, ce qui était important en vue des scènes de manifestations). Je fis suivre les dessins à Didier à KSTR qui me répondit : « Intéressant, tu demandes un essai sur la base de ton scénario ? ». Alex était à ce moment-là en train de terminer son premier album (« Elabuga », ouvrage en roumain) et était libre après ça. Le projet l’a emballé, nous avons fait quatre planches d’essai qui étaient en bichromie. Un mois plus tard j’envoyai à Didier cet essai qui fut concluant. Après une recherche des principaux personnages, nous avons commencé à travailler sur les planches en avril. Les premières pages en bichromie n’étant pas totalement satisfaisantes nous avons opté pour la quadrichromie. Le travail a duré 9 mois. Je me suis occupé de rechercher toute la documentation (photos et vidéos) devant servir aux dessins, ayant déjà effectué une partie de ce travail pour mon scénario j’étais mieux placé qu’Alex pour cela. Je me suis occupé pour finir de la postface de l’album intitulée « aux sources de la fiction » où je dévoile justement quelques uns des faits réels qui m’ont inspiré et présente aussi plusieurs esquisses d’Alex.
(c) Alex Talambă şi Eric Borg |
Vous pensez a re-travailler avec Alex Talamba?
Notre première collaboration s’étant très bien passée, Alex et moi avons un nouveau projet ensemble, que nous devrions commencer très prochainement.
Merci beaucoup, Eric Borg, et on attend avec impatience le prochain album realisé avec Tamba.
Sidi Bouzid Kids peut etre lu en ligne ici.
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